Les premières gravures européennes sont des images parlantes qui racontent les péripéties du Bien et du Mal à ceux qui ne savent pas lire la Bible. Elles remplacent les livres ou s'y insèrent pour les illustrer.
Par la suite, les colporteurs en feront de véritables tracts diffusant plus ou moins clandestinement les caricatures sociales, les charges pamphlétaires. Et la gravure populaire célébrera les événements marquants comme un journal imagé. La gravure est propice à l'avertissement, à la contestation, à la proclamation publique, non seulement par la multiplicité des tirages diffusés, mais à cause de ce qu'implique l'idée même de multiplicité. Aux époques où les arts plastiques dépendent de la générosité des mécènes, de l'appui des puissances au pouvoir (féodalité, clergé, bourgeoisie, par exemple) et doivent donc refléter dans leurs sujets ce qui convient à la clientèle qui en commande l'exécution, la gravure, elle, n'est pas destinée à l'usage privé d'un haut personnage, d'une famille, d'une caste, d'une institution, et ses thèmes doivent donc prendre la parole en traitant de thèmes qui s'adressent à beaucoup d'interlocuteurs différents, y compris des interlocuteurs peu favorisés par la pratique de la culture dominante. La gravure sera donc l'expression singulière d'un artiste, anonyme ou non, mais destinée à communiquer avec une pluralité de sensibilités. Elle sera comme une lettre ouverte propice aux lectures plurielles.
Pour qui entend se donner le plaisir de donner aux autres le plaisir de voir et d'être touché, la maîtrise de l'art de graver est un privilège de responsabilité : qui grave sait que ses oeuvres vont circuler, que chaque image prend la parole en public et ne délivre pas un message confidentiel ; or prendre la parole en public, du haut de la tribune que représentent la publication et l'exposition, c'est se soucier des attentes et des réactions des publics concernés. C'est choisir d'aller dans le sens de ces attentes pour être reconnu dans la facilité, ou d'oeuvrer à faire évoluer ces attentes dans le sens d'un engagement moins docile aux idées acceptées; c'est flirter avec une partie du public, et parfois violer l'autre partie, avec ou sans son consentement...
Roland GRÜNBERG