J’ai toujours été un oiseau migrateur.

Dans ma famille, on est venu en France dans les années 1920, en s’échappant de l’Europe de l’Est.

Mon grand père paternel a fui l’Ukraine antisémite, à travers l’Autriche-Hongrie antisémite et l’Allemagne antisémite.

Ma grand mère maternelle, veuve et quasi aveugle, a fui la Pologne antisémite, avec sa petite fille d’une dizaine d’années, qui devait devenir ma mère…

C’est l’antisémitisme qui nous a obligés à nous arracher pour survivre.

Dans les pays où s’enracinaient nos misères, on disait en yiddish : " Heureux comme Dieu en France "… alors ma famille paternelle et ma famille maternelle ont choisi d’orienter leurs errances vers ce fameux Paradis français. Et ils se sont arrêtés à peine franchie la frontière, à Strasbourg.

Mais pour les immigrés en butte aux xénophobes alsaciens, le Paradis français était plutôt un Purgatoire…

Mais il y avait pire, bien pire : l’occupation nazie et ses collabos vichyssois…

Evacuée vers le Périgord, notre famille devait se terrer, pour échapper aux persécutions antisémites, dans un taudis des bas-quartiers de Périgueux.

Pour distraire les miens, j’ai improvisé des spectacles de marionnettes et des projections d’ombres chinoises. J’utilisais les grands ciseaux de tailleur de mon père –énormes mâchoires claquantes- et les diverses règles de bois, droites ou courbes, qui guident la craie sur les tissus à couper.

Aux cintres à vêtements suspendus au-dessus de l’écran se balançaient des façades de toile à canevas : étranges châteaux volants, citadelles aériennes. Les branches articulées des arbres de carton s’y mouvaient tout comme les personnages, et mes propres mains de manipulateur étaient constamment mêlées à l’action ; vous retrouvez dans mes compositions ultérieures cette présence de mains à grande échelle intervenant parmi les sujets de mes gravures comme dans mes décors et costumes de théâtre.

Traquée par les investigations des nazis et de leurs collaborateurs français, notre famille devait se disperser, se cacher. Je recherchais la forêt, l’abri des taillis et des futaies. Je jouais avec les racines, je me faisais des masques de feuilles et d’écorce, des costumes de fougères… Je me fabriquais des partenaires en branches d’arbres, auxquels ressemblent beaucoup les créatures composites de mes dessins et gravures…

Ma famille a échappé à la Shoah, et s’est réinstallée en Alsace et Lorraine à la fin de la guerre.

J’habite à Nancy depuis 1945, d’où je pars pour exercer un peu partout telle ou telle de mes diverses activités…

J’habite donc à Nancy (et il aurait fallu que je vous parle un peu de ce que peut signifier HABITER pour un nomade comme moi, un juif errant qui ne s’est jamais vraiment sédentarisé depuis les dispersions et les divagations forcées de sa famille sous l’occupation nazie…

Selon mes activités, je quitte ma tanière nancéienne, ma caverne aux mille recoins, pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, voire quelques années…

Et quand je ne me déplace pas à l’étranger, je participe aux manifestations internationales chez nous. L’art passe par-dessus les frontières, et c’est avec le dévouement d’un solitaire très solidaire que j’ai apporté mon concours au développement du Festival Mondial du Théâtre, de Nancy-Jazz Pulsations, de la Biennale de l’Image, de Nancy-pour-la-Marionnette et des Masquérades.

Je suis un célibataire incorrigible. Mais j’entretiens depuis plus de 60 ans une liaison passionnelle avec l’encre qui danse sur le papier, et j’entretiens depuis plus de 50 ans une danseuse qui me coûte très cher : la gravure !

Passionnément épris de Mr DESSIN et de Mme GRAVURE, je leur ai cependant fait des infidélités avec le monde du théâtre (scénographie, costumes), le monde de l’édition et de la publicité, le monde de la psychothérapie et de l’art-thérapie, le monde de la gestion des ressources humaines, et nomment la formation.

Depuis plus de quarante ans, je travaille jour et nuit… car il se trouve que je ne peux pas dormir plus de 2 heures, 2 heures et demie, par 24 heures.

Et tant qu’à me tourner et à me retourner entre les piles de livres et documents qui encombrent mon lit, ou tant qu’à tourner comme une bête en cage parmi les entassements de marionnettes orientales, les masques rituels d’Afrique et d’Asie, les statues bouddhiques, les centaines de cadres, les bibliothèques qui débordent, les pyramides d’archives et les montagnes de gravures, le bric-à-brac fantastique qui se déverse dans ma caverne d’Ali Baba, autant travailler, autant lire et dessiner en écoutant de la musique, autant préparer les conférences et les outils pédagogiques de mes cours, stages et séminaires.

Je dessine beaucoup, et je grave. Je fais des images qui chantent et qui racontent des histoires.

Elles chantent les libertés qu’il faut conquérir et défendre, la fraternité qu’il importe de pratiquer dans le respect des diversités, la tolérance mutuelle, l’amour de la paix. Mais l’amour de la paix ne tourne pas chez moi au pacifisme bêlant disposé à tous les compromis pour éviter les conflits ; je suis de ceux qui disent : " pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance " !

POURQUOI LA GRAVURE OCCUPE UNE PLACE PRIVILEGIEE DANS LA RENCONTRE AVEC LE PUBLIC DES EXPOSITIONS ?

Les traditions artistiques ont conféré à la gravure une position à part dans l'univers de la création d'images. En effet, il s'agit d’effectuer plusieurs tirages à partir d'une œuvre gravée, et il est donc possible d’afficher ces tirages dans de très nombreux points d'exposition à la fois, c'est-à-dire de diffuser ce que transmettent ces images à des publics plus nombreux que ceux qui peuvent goûter l'approche d'une œuvre qui serait unique. Par ailleurs, la gravure est une forme d'art qui se prête à la communication d'idées, de sentiments, car elle est non seulement un moyen de diffusion de masse, mais un art assorti de tous temps d'une vocation à raconter.

Les premières gravures européennes sont des images parlantes qui racontent les péripéties du Bien et du Mal à ceux qui ne savent pas lire la Bible. Elles remplacent les livres ou s'y insèrent pour les illustrer.

Par la suite, les colporteurs en feront de véritables tracts diffusant plus ou moins clandestinement les caricatures sociales, les charges pamphlétaires. Et la gravure populaire célébrera les événements marquants comme un journal imagé. La gravure est propice à l'avertissement, à la contestation, à la proclamation publique, non seulement par la multiplicité des tirages diffusés, mais à cause de ce qu'implique l'idée même de multiplicité. Aux époques où les arts plastiques dépendent de la générosité des mécènes, de l'appui des puissances au pouvoir (féodalité, clergé, bourgeoisie, par exemple) et doivent donc refléter dans leurs sujets ce qui convient à la clientèle qui en commande l'exécution, la gravure, elle, n'est pas destinée à l'usage privé d'un haut personnage, d'une famille, d'une caste, d'une institution, et ses thèmes doivent donc prendre la parole en traitant de sujets qui s'adressent à beaucoup d'interlocuteurs différents, y compris des interlocuteurs peu favorisés par la pratique de la culture dominante. La gravure sera donc l'expression singulière d'un artiste, anonyme ou non, mais destinée à communiquer avec une pluralité de sensibilités. Elle sera comme une lettre ouverte propice aux lectures plurielles.

J’ai exposé dans toutes sortes d’espaces et de lieux, et en ce qui concerne les Libertés et les Droits de l’Homme, j’ai présenté mes images qui parlent au Camp de la Mort de Majdanek, Musée mondial de la Paix et du Martyrologe, au Centre Mondial de la Paix de Verdun, dans divers Musées de la Résistance et de la Déportation.

Le Musée Lorrain est une maison que je connais bien : j’y suis venu pendant des années en visiteur, attiré surtout par les gravures de Callot ; j’y suis souvent venu pour travailler : j’enseignais à l’Ecole Internationale Tunon, entre autres matières, l’organisation de visites thématiques de villes, de musées, et j’ai fait découvrir aux mêmes élèves les mêmes collections, présentées différemment selon qu’il s’agissait de mettre en évidence les costumes, les coiffures variées, l’art du portrait ou du paysage, la représentation du mobilier, des agencements intérieurs et des architectures, les diverses attitudes et la gestuelle variée des groupes humains… J’ai maintes fois fait visiter à des groupes d’étrangers les judaïca de la collection Wiener. J’ai animé pour le service éducatif du Musée des ateliers de gravure ou de pratique artistique, des classes patrimoine…

Et à présent, j’y propose mes propres créations et réalisation, mes images qui parlent et qui se proposent de vous parler, de vous parler de moi, de vous parler de vous-mêmes.

Je leur laisse la parole.