ROLAND GRÜNBERG : NOCES DE L’IMAGE ET DES ECRITS


Nul lieu ne saurait mieux convenir que celui-ci –me semble-t-il– pour accueillir les œuvres qui accompagnent plus d’un demi-siècle de la vie de Roland Grünberg : au cœur d’un ensemble où se concentrent opportunément les lieux de création, Conservatoire, Théâtre de la Manufacture, Pôle Image, Institut Européen du Cinéma et de l’Audiovisuel.

La volonté de polyvalence culturelle de la Médiathèque rejoint celle de l’artiste tout autant amoureux des sons, des musiques, des livres, des poèmes, des voix, des masques et des gestes du théâtre que des images.

C’est ainsi qu’en parcourant l’Exposition, en admirant la production graphique de Grünberg, dessins au crayon, à la plume, au feutre, gravures à l’eau-forte, lithographies, sérigraphies, gouaches, aquarelles, jeux typographiques, poèmes-objets, le visiteur se souviendra que Grünberg, enseignant, formateur, psychothérapeute, animateur de séminaires, homme de radio et d’audio-visuel, fut aussi créateur de chars pour parades de rues, de marionnettes, de masques, de costumes et de décors de théâtre. Et même s’il mena quelquefois sa nef vers d’autres cieux proches ou lointains, si parmi les quelque 300 expositions individuelles ou collectives auxquelles il participa un bon nombre ont intéressé d’autres pays et d’autres villes, c’est à Nancy, resté son port d’attache, que cette rétrospective trouvera le plus d’échos.

Ceux qui le connaissent de longue date et savent la richesse et la diversité de ses activités y retrouveront les jalons de leur propre parcours et, sans doute, les émotions éprouvées au cours des brillants événements culturels qui enrichirent notre ville, événements dont Roland Grünberg fut souvent un témoin privilégié voire un des acteurs de talent.

En 1963, après deux années en Pologne où, invité par le Ministère de la Culture et des Arts, il travaille comme scénographe pour le théâtre et la télévision, présente des expositions de ses œuvres en hommage à Guillaume Apollinaire et aux poètes de France et de Pologne et se lie d’amitié avec le créateur du célèbre Théâtre-Laboratoire d’Opole, Jerzy Grotowski, Roland Grünberg est présent dès les premières manifestations des Dyonisies Internationales du Théâtre Universitaire, devenues ce Festival Mondial du Théâtre dont l’éclat rayonna à travers le vaste monde. lI y tient un rôle important, dirige la Revue du Théâtre Universitaire, est l’auteur de nombreuses affiches et couvertures de programmes, invite à Nancy son ami Grotowski, organise et anime avec celui-ci des séminaires très suivis, les théories et les expériences du jeune Polonais étant passionnément commentées dans tout l’univers du spectacle.

Dès 1964 il réalise également costumes et décors à transformations "d'une ingéniosité et d’une réalité théâtrales admirables" notamment pour "L’Homme aux lunettes bleues" qu’il met en scène avec Louis Serra. La presse et le public réservent "un mémorable triomphe" à ce montage poétique fait par notre ami Roland Clément à partir de la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars. Cette étroite collaboration de Grünberg à tous ces événements est si évidente que c’est lui qui, à la demande du Professeur Duprez, Président du Festival, va, avec Monique Demerson, réaliser en 1984 l’excellent ouvrage Nancy-sur-Scènes. Au carrefour des Théâtres du Monde qui rassemble une somme de témoignages irremplaçables sur ces deux étonnantes décennies de créativité.

Roland Grünberg accompagne également la belle aventure de Nancy Jazz Pulsations et de la Biennale de l’Image dont il fut vice-président aux côtés de Jean-Pierre Puton, ses précieux contacts avec le monde de la culture permettant d’accueillir, dès les premières années, des photographes de tout premier plan tel, par exemple le génial Japonais Komaro Hoshino. Pour relater ces événements, il conçoit et illustre des albums qui constituent, eux aussi, d’indispensables et précieux recueils de souvenirs.

Il est vrai que Roland Grünberg s’est livré très tôt et avec bonheur, à ce délicat exercice d’organiser la cohabitation harmonieuse du texte et de l’image : en 1960, il illustre de 24 eaux-fortes (48 pour les tirages de tête) les Descriptions secrètes du poète René-Georges Leuck, préfacées par Jean Cocteau, auquel Grünberg consacrera vingt ans plus tard des vidéo-films dont l’un couronné du Premier Prix de l’image en deux dimensions au Festival International des Nouvelles Images à Monte-Carlo.

Dans sa préface, Cocteau salue cette réussite du poète et de l’artiste d’une formule particulièrement heureuse, les qualifiant de "Réalistes de l’Irréel".

Cocteau récidive l’année suivante, écrivant à Grünberg son admiration pour son "équilibre entre le clair et l’obscur, entre le réel et l’imaginaire. Notre rôle –ajoute-t-il- consiste à consommer les noces du conscient et de l’inconscience, d’où naissent les monstres délicieux de la poésie".

De ces monstres délicieux, Grünberg en crée de nouveau pour illustrer en 1980, l’ouvrage de Claudine Elghozi La Lorraine des sortilèges : chimères, créatures fantastiques, Esprit de la Montagne, Grands Maîtres des loups, des ours et des renards, ours ensorcelé de Niederviller, Dame Blanche de Meisenthal, Ondine de la Nied, femmes-fleurs félines aux lèvres ourlées d’escarboucles…

Mais mon propos ne peut-être ici, bien entendu, de dresser l’inventaire descriptif de ces milliers d’images qui vont naître ainsi pendant un demi-siècle. Le graphisme léger et sûr y allie le tourbillon des constellations aux triomphantes inflorescences, à l’entrelacs des chevelures, des barbes fleuries, des toisons et des crinières, aux complexes inflexions des racines, des rameaux, des ramures et des ramifications, fait vivre d’étonnants bestiaires et opère les plus délicats envols, transforme la brutale écorce en plumes légères, le minéral en arbre et l’arbre en être humain, métamorphos ce qui semble irrémédiablement inerte en ce qu’il y a de plus vivant.

Mais entendons-nous bien : ce Réaliste de l’Irréel qu’est effectivement Grünberg a pleinement conscience que les suggestions de l’imaginaire et des rêves doivent être contraints à passer par la porte étroite : si composites que soient les êtres nés dans les premières esquisses, l’observation scrupuleuse, l’étude analytique précise de chacun de leurs composants doivent les rendre néanmoins crédibles. Quant aux mouvements gratuits de l’arabesque que pourraient générer le vagabondage de l’imagination et les dérapages de la rêverie, ils sont rapidement jugulés par les rigoureux impératifs techniques, la pointe qui griffe le cuivre devant être lucidement contrôlée par le graveur comme doit l’être la morsure de l’eau-forte.

Appelé à passer ainsi à travers ces forêts de symboles qui l’observent avec des regards familiers, le visiteur percevra sans doute les échos des artistes, écrivains, musiciens et poètes auxquels Grünberg a rendu hommage et dont il aime citer de longs passages. Confierais-je qu’en les regardant me viennent souvent en mémoire les vers d’Apollinaire :

Voie lactée, ô sœur lumineuse,
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

ou les voix de Max Jacob, mort à Drancy en 1944, de Robert Desnos mort à Terezin l’année suivante.

Dans ce registre plus grave, beaucoup s’arrêteront longuement sur l’évocation de l’homme de cendre et de lumière, illustrant l’affiche de l’exposition Grünberg au camp de la mort de Lublin-Majdanek, ou sur les yeux et le visage de rides et de sagesse que Grünberg donne à Maïmonide, ce second Moïse, lumière du judaïsme, guide des égarés, témoin de l’espérance.

Cette espérance, cette volonté têtue de lutte pied à pied contre les vents contraires et la sécheresse de cœur, l’artiste les exprime fortement dans les messages que portent maintes de ses œuvres : Végéter noyé d’ombre ou plutôt s’arracher… Lève-toi, racine, et vole !...

Grünberg me permettra de retenir plus particulièrement cette œuvre puissamment expressionniste née en 1954 –il y a 50 ans – et reprise en mai 1987 en première de couverture par la Revue Juive de Lorraine :

« Aucune muraille –dit-elle– n’empêche de monter vers la lumière ».

Henri CLAUDE
Pdt de l'Académie Stanislas